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"La grande traversée", part one


Nous sommes en Grèce !! 25 septembre 2022. Arrivés il y a 5 jours. Encore du mal à le croire. Pourtant, tout autour de moi ressemble à cette Grèce tant rêvée. Sivota, petit village de 25 habitants avec son quai à bateaux, qui se vide progressivement de ses touristes, la langue grecque qui me reste pour l'instant totalement étrangère, cette taverne familiale à la patronne accueillante, les chats qui se prélassent dans les rues, la lumière puissante et tendre sur les flancs immaculés des montagnes qui plongent dans l'eau transparente... Encore la tête lourde de cette traversée émotionnellement et physiquement éprouvante. Ce soir, cela fait 6 semaines que nous avons quitté Port Camargue de nuit, avec notre petit équipage, enrichi de la présence du frangin. Tant de choses se sont passées pendant ce mois et demi. Chaque jour depuis ce départ, je m'étonne de la réalisation de ce rêve audacieux qui nous a lancé dans ces navigations. Chaque jour, je m'émerveille de la réalité de ce que nous vivons. Je rêvais d'y croire, et pourtant, quelque part, je n'osais pas penser que cela pouvait se faire... A chaque fois qu'une difficulté a surgi, je me suis laissée submergée par cette impossibilité. Comme s'il ne fallait pas y croire, comme si tout en moi s'appliquait à ne pas trop rêver pour ne pas être déçue. L’objectif de ce voyage était la Grèce... qui me semblait si lointaine... et jusqu'au dernier instant de cette dernière grande traversée, je me suis retrouvée à penser bêtement que non, effectivement, j'avais raison, ça n'était pas possible... que cette Grèce nous serait refusée... qu'elle était trop difficile à atteindre, pas pour nous, pas dans cette vie, pas en voilier... Plus que dans les remous de la mer, je me suis plongée pendant ces longues heures dans les turbulences de ma mer intérieure... En lutte contre tout ce qui se tendait en moi, et me répétait mes limites. Comme si je me heurtais aux murs puissants de ma conscience. L'arrivée en Grèce, la vue au loin de ces îles grecques légendaires m'a donné la sensation interne que ces murs se fissuraient pour laisser éclater une puissante lumière. La sensation physique de pouvoir dépasser mes limites. Je crois que je suis aujourd'hui encore chancelante d'avoir touché cela. Depuis 6 semaines, cette vie sur l'eau, en mouvement permanent, rend plus précieux les moments où l'on touche terre, et nous recentre sur une présence à l'instant. Par moments, en mer, il n'y a plus que lui seul. Ni avant, ni après.


Mais je reviens à la traversée. Après le départ du frangin, nous avions décidé d'éviter les traversées longues, qui m'inquiètent encore lorsque nous ne sommes que deux adultes, surtout avec mon manque d'expérience. Nous devions donc remonter sous la botte jusqu'à Tricase en Italie, pour traverser de là jusqu'à Corfou. Mais la météo nous contraint encore une fois à changer de programme. Les vents annoncés nous forcent à nous mettre à l'abri au port pendant 8 à 10 jours, ce qui a un coût très élevé en Italie... Une autre possibilité apparaît pourtant comme une évidence... J'entends Brice me dire : « Il faut traverser demain, d'ici, c'est notre seule fenêtre météo. Il faudra maintenir une allure suffisante pour ne pas arriver après mardi soir, sans quoi nous serons pris par les vents de mercredi matin. »

Nous sommes samedi 17 septembre, avec un départ dimanche soir, nous devons arriver mardi soir. La fenêtre est courte, mais cohérente. Tous les modèles météo annoncent sensiblement la même chose. Pas d'orage, un vent modéré, peu de houle. Tout semble parfait... alors j'ai à peine une hésitation liée à la durée de cette traversée, à la perspective de 2 nuits en mer, à la fatigue, à mon mal de mer qui revient invariablement après une mauvaise nuit... Je sais aussi que Brice a toujours la bonne intuition, et que ses choix météo et de routing ont toujours été judicieux jusqu'ici. Alors je m'entends répondre : « ok, on y va ! »

Nous nous préparons donc pour le départ. Les courses, les réserves d'eau, le chargement de tous les appareils, le clean du bateau, et de temps à autre, on se regarde : « dans 3 jours, on est en Grèce !!?? » Cette affirmation nous surprend autant qu'elle nous réjouit.



Le départ est prévu pour le dimanche en fin de journée. Au port de Rocella della Grazzie, nous avons retrouvé la famille française rencontrée à Palerme, avec leurs 4 filles qui ont fait le bonheur des garçons ! Ils partent peu avant nous pour aller se mettre à l'abri au port de Crotone et visiter les pouilles sur leur route vers la Croatie. Nous avons aussi rencontré ici un couple de français, immédiatement devenu des amis, qui se rend en Grèce également. Nous leur proposons de faire route commune, mais ils souhaitent aussi visiter les Pouilles, et choisissent de remonter le long de la botte italienne en s'abritant dans les ports. On se donne rdv en Grèce dans quelques semaines. Ils partiront dans la nuit.



Après avoir fait le plein de gasoil, nous prenons la mer vers 17H. La météo a vu juste, la mer est calme, le vent est juste assez fort pour nous pousser. Tout est tranquille, et nous avons le cœur léger. Je me dis que c'est le dernier gros effort avant la Grèce, et qu'il faut simplement tenir sur la durée. A peine partis, j'appelle mes parents et une amie avec whatsapp, c'est incroyable comme la connexion passe bien encore. Nous nous sentons entourés. C'est avec une forme de sérénité que nous abordons la nuit. Magnifique coucher de soleil sur la Calabre, les étoiles se lèvent et les enfants vont se coucher.



Brice prend le premier quart, je veille à dormir au mieux pour repousser le moment du mal de mer... Les quarts s'alternent, tout est fluide, et nous avançons, lentement, mais sûrement, vers la Terre Grecque. Nous avons prévu d'arriver au saut de Leucade, qui est en endroit coup de cœur visité il y a 3 ans tout pile lors d'un voyage en Grèce. Lieu d'où est né le projet photographique de Brice « Sapphô, aux féminins présents ». Ré aborder la Grèce par la mer dans ce lieu est hautement symbolique pour nous, et nous rêvons déjà de cette grande falaise blanche qui aurait vu se jeter dans le vide nombre de jeunes éperdus d'amour, dont la poétesse Sapphô.


Un instant de grâce au lever du soleil. Je suis seule face à cet astre qui apparaît sur cette mer d'huile, horizon 360. J'ai perdu peu à peu la perception des étoiles avec la lumière naissante. Pour la première fois, je sens qu'elles sont encore là, mais que mon œil ne peut plus les distinguer. Elles m'ont accompagnée tout au long de cette nuit, et je sens qu'elles habitent encore et toujours l'univers. L'arrivée du soleil est une épiphanie, comme une rencontre, face à face, bouleversante. Pourtant quotidien, c'est un petit miracle. Je songe que Savitri veut dire soleil, et avec lui, je me tiens toute petite devant l'astre rayonnant, qui apparaît si vite et semble venir à notre rencontre. Nous sommes le seul bateau sur cette mer immense, nous n'avons croisé personne depuis le départ. Et j'ai tout à coup l'impression étonnante que le soleil apparaît pour nous seuls. Merveilleux cadeau de ce petit matin.


Marceau le premier se réveille, puis Brice et Loup nous rejoignent. Il est 8h, je vais dormir un peu. Et la journée s'écoule, tout aussi tranquille, la météo est étonnante de stabilité. Je regarde la mer et un instant, une pensée me traverse : « cette navigation est vraiment d'une fluidité étonnante. C'est si facile finalement d'arriver en Grèce... pas la peine d'écrire quoi que ce soit sur cette étape du voyage, il n'y aura rien à raconter. » Plus tard dans la nuit, je me reproche cette pensée.


Et puis vers 17H, sans aucune raison apparente, mon mal de mer resurgit, envahissant, lancinant. Comme à chaque fois, j'ai mal au crâne, je ne peux plus rien faire, je reste assise ou allongée dans un coin sur le pont, et je vomis toutes les 30 minutes. Une colère rentrée monte en moi. Pourquoi faut-il sans cesse que je me colle ces hauts le cœur qui me paralysent, qui m'empêchent d'aider Brice, qui me rendent inopérante...? Ça me fait enrager. A part la fatigue, je ne vois aucune raison à ces nouvelles manifestations que je connais trop bien. Jusqu'ici, lorsque le mal de mer apparaît, il s'installe, et je n'ai jamais réussi à le faire partir. Je songe qu'il me reste encore une nuit et une journée complètes à lutter avec ça avant l'arrivée. Ça fait beaucoup, beaucoup trop, alors je balaye cette pensée. Et je reviens ici, maintenant, je vomis, ça va un peu mieux, et puis ça recommence.


Brice descend préparer le repas des garçons. Nous avions prévu quelques menus déjà cuisinés qu'il nous suffit de réchauffer. Mais nous avons déjà tout fini, donc Brice et moi, nous mangerons des sandwichs. Les garçons commencent à manger dans le carré (comment font-ils pour rester tranquillement en bas sans choper le mal de mer...?!) Brice fait nos sandwichs quand j'aperçois un éclair à l'horizon. Sur l'instant, je m'en étonne simplement, tiens il n'y avait pourtant pas d'orage de prévu... et comme si c'était anecdotique, je dis à Brice « T'as vu, il y a eu un éclair là bas » « Oui je sais, j'ai vu, je finis les sandwichs, j'arrive» Le ton de sa réponse me tend immédiatement. Il semble inquiet, ce qui est très rare en mer. Je scrute le ciel en direction de là où j'ai vu le premier éclair. Et cela monte en puissance très vite. Brice remonte avec les sandwichs ; il y a déjà eu une dizaine de nouveaux éclairs.


Un tissu d'angoisses s'épaissit entre nous. Je sais que nous avons les mêmes images en tête... venant des récits des récents orages en Corse, de la vision de tous ces bateaux échoués, et d'un récit de nos voisins de bateau à port Camargue. Les trombes d'eau, les tornades qui couchent le bateau, les vagues si puissantes qu'elle immergent l'arrière du bateau. Et la peur de couler. Tout ça se bouscule dans ma tête et je m'efforce de rester calme, très calme. Je me répète intérieurement que tout va bien, que Savitri est solide, qu'il tient bien la mer, que l'orage est loin, qu'il ne viendra pas jusqu'à nous. L'orage s'intensifie, et si nous n’étions pas seuls en pleine mer, avec aucun moyen de communication puisque la VHF n'est même pas à portée d'un bateau, je serais subjuguée par la beauté du spectacle. De grandes illuminations qui durent quelques secondes, éclairant les nuages noirs et denses et des éclairs immenses qui rayent le ciel et piquent dans la mer.


Les enfants ont fini de manger. Ils remontent, il fait presque nuit maintenant. Immédiatement, ils voient les éclairs... et Marceau de s'inquiéter... mais, comme le bateau est en acier, si un éclair traverse le mât, il ne faut pas qu'on touche le métal... ? Savitri est solide hein, il résistera aux éclairs ? » Je me veux rassurante, « bien sûr, Savitri est hyper solide, et puis tonton Boris nous a bien dit qu'on était hyper protégés dans un bateau en acier, même si on touche le métal, et il s'y connaît en électricité ! Et puis l'orage est loin, on est tranquille » J'aimerais en être sûre... « Allez, au lit les gars, il faut être en forme pour demain, dormez tranquille tout va bien. Je vous fais un bisou ici, je ne peux pas descendre avec mon mal de mer. Brossez-vous les dents et allez-vous coucher tout seuls. »


Les gars sont couchés et Brice et moi nous concentrons sur l'orage qui a encore grossi. Subitement, Brice me dit, on vire de bord, on fait demi tour, l'orage va là où nous allons, il faut l'éviter ». Je m'exécute, et la mort dans l'âme, je nous vois rebrousser chemin. La Grèce et la perspective de toucher terre s'éloignent. Je lutte toujours avec mon mal de mer. Les instants se mettent à se juxtaposer en moi, comme des flashs, à l'image des éclairs qui nous illuminent sans répit. Cette nuit stroboscope qu'évoque Brice a bel et bien commencé, et je pressens qu'elle va durer.


Par moments, je suis intérieurement glacée, terrifiée à l'idée de n'avoir aucune chance d'échapper à cet orage. A d'autres, je me sens très à distance, comme si je me coupais. « C'est magnifique, oh t'as vu cet éclair là... waouh, quel spectacle » Certains éclairs semblent courir dans le ciel comme des boules de feu, sur plusieurs centaines de mètres, toujours sous forme de flashs. Nous avons viré de bord, mais rien ne semble avoir changé, il me semble que l'orage galope toujours sur une route parallèle à la nôtre... alors je demande à Brice si c'est bien judicieux de faire demi tour, s'il ne vaut pas mieux reprendre notre route... Je me dis que cela nous donnerait au moins une chance d'arriver, alors qu'en continuant en sens inverse... la situation devient comme interminable.


Nous virons donc à nouveau de bord. Le spectacle continue, toujours aussi puissant, peut être plus proche. C'est très difficile d'estimer les distances, les directions, et j'entends Brice se trouver dans les mêmes doutes que moi. Je suis assise sur le haut du cockpit, j'observe les mouvements du bateau, et j'ai l’œil sur l'anémomètre. Je répète : « le vent est vraiment stable, il ne dépasse pas 18 nœuds, là-dessus au moins, la météo ne s'est pas trompée. » De la même manière, les vagues ne me font pas peur pour le moment. On est secoué, mais nous avons vu pire. Je réalise que nous n'avons pas préparé l'intérieur du bateau à une houle plus grosse, nous fiant bêtement à cette météo si constante, à cette traversée si tranquille. Si ça secoue davantage, pas mal de choses vont valser. Je me sens incapable de descendre avec mon mal de mer. J'essaye de photographier mentalement l'intérieur du bateau... bon rien de grave si tout se retrouve par terre. Rien qui pourrait franchement entraver la sécurité. Ok.


Les flashs en moi continuent, à l'image des éclairs qui rythment nos respirations intérieures à une cadence folle. Nous échangeons des regards chargés, nous restons très calmes, mais l'atmosphère s'est comme épaissie. Je sais le poids de la responsabilité qui pèse sur Brice. Nous n'arrivons pas à savoir ce qu'il faut faire. Par instants, je ferme les yeux – noir – je ne sais pas si c'est la fatigue, si c'est la fuite, mais j'ai des sortes de black out de plus en plus réguliers. Je n'arrive pas à tenir mes paupières, et ça alterne... flash lumière crue – flash écran noir – flash lumière crue – flash écran noir. J'essaye de lutter, puis je lâche prise. J'ai la sensation que mon corps et mon esprit se ménagent des secondes de récupération pendant ces flashs noirs qui me font l'effet d'un grand vide, d'un grand oubli. Toutes les quelques secondes, je m'extirpe quelques instants de cette situation. Ça me permet de continuer à être là, merveilleuse organisation de notre esprit, de notre corps pour faire face... je laisse donc faire.


Et puis l'orage semble vraiment beaucoup plus proche maintenant, et subitement, comme une urgence, Brice me dit, « on vire de bord à nouveau ». Cette fois ci je m'exécute sans même me dire qu'on s'éloigne de notre but. Je choisis de faire confiance à l'intuition de Brice. Demi-tour, j'ai l'impression que cela ne change rien. Mais Brice semble se détendre un peu. Il me dit, « il s'éloigne là non ? »... « Oui, peut-être, je ne sais pas »... Je ne sais plus quelles manœuvres nous tentons ensuite. Je suis concentrée autant que possible, contenue dans l'instant d'un temps qui n'a presque plus d'espace. Je sais seulement qu'à un moment, tout semble s'arrêter... Grande nuit noire sans étoile. L'orage est fini, ça y est ? Nous n'osons y croire... Quelques moments de répit, et tout recommence, avec cette fois deux cellules orageuses bien distinctes. Le spectacle reprend, et à voir sa violence, j'ai la sensation qu'il n'a pas de fin, que nous aurons, de toutes façons, quelque chose à traverser...



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2 commenti

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Membro sconosciuto
30 set 2022

Mon dieu que tu écris bien Isis...J'essaie de laisser un commentaire..n'y étant pas parvenue hier. Quelle belle aventure!

Je vous embrasse fort

Monic

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Membro sconosciuto
26 set 2022

Quel récit, quelle intensité!!On s'y croirait!!

Le rythme et le style nous embarquent ...

Dans ta mer intérieure et l'Autre aussi...

Quel beau duo vous faites et quel courage !

Nous attendons la suite impatients...

😍Bisous💙


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