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La grande traversée, part two



Et en effet, tout s'intensifie. Seul le vent reste stable, et je m'accroche à cette donnée... Pas plus de 20 nœuds, c'est parfait. Les vagues ont gonflé, et ça commence à bien secouer. Les éclairs sont tellement rapprochés maintenant qu'il fait presque jour...


Une troisième cellule orageuse a fait son apparition, et nous prenons les devants : On décide d'abord d'affaler le génois, et d'endrailler la trinquette génoise (petite voile d'avant). Nous laissons à poste la trinquette bômée (2ème petite voile d'avant) Puis nous affalons la grand-voile. Le moteur est en route depuis déjà un moment, en appui des voiles et pour rendre le bateau plus manœuvrant en cas de coup dur. On envisage calmement d'avoir à tous rentrer dans le bateau si nous passions sous l'orage. Et puis Loup fait son apparition, réveillé le pensions-nous par les manœuvres d'affalage de voiles, mais il me dira par la suite que c'est une vague plus haute qui l'a soulevé et tiré du sommeil. Il est 3h, 4h du matin? Je ne sais plus! Loup s'équipe en quelques secondes et paraît très éveillé, comme en alerte. « Ça va ? On va réussir à éviter l'orage ? » On se veut rassurant, mais on ne peut pas lui cacher la réalité.


La réalité, Loup la voit aussi bien que nous! Plusieurs orages semblent nous encercler maintenant, et ça pétarade de toutes parts... Brice a beau nous dérouter, il devient évident que nous ne pourrons pas éviter toutes ces cellules orageuses... C'est jour en pleine nuit, et je n'ai jamais vu autant de lumière alterner avec autant d'obscurité. Je suis stupéfaite par la puissance de l'univers, et certaines secondes, il n'y a de place en moi que pour cette beauté aveuglante.

Je suis comme anesthésiée, je fais ce que Brice me demande de faire, et je songe à peine à m'inquiéter de Loup. Je le sens relativement calme, il est concentré et attentif. Comme nous, tout son être est tourné vers ce déchaînement céleste. Ce qui m'impressionne le plus, ce sont les longs éclairs verticaux qui plongent dans la mer et marquent le ciel quelques instants pour disparaître dans un ailleurs inconnu. L'image me vient qu'un de ces éclairs pourrait toucher le bateau, les "chances" sont infimes... et pourtant... D'autres images plus floues et terrifiantes se juxtaposent... qu'y a-t-il si nous passons sous l'orage?...

Je sens soudain tout mon être se tourner vers le ciel, et dans une grande prière intuitive et silencieuse, j'appelle la protection de tous ceux qui nous aiment, parmi les vivants et parmi ceux qui nous ont quittés. Le temps n'a plus de réalité, et je me sens comme happée dans l'espace de la mer réuni à celui du ciel. Dans cette prière intérieure, une petite lueur semble s'éclairer en moi... est-ce cela la confiance?


Confusément, cette lueur grandit, comme une force. Je m'abandonne à ce qui doit advenir, et je nous sens protégés par tous ceux qui veillent sur nous, de près ou de loin.


Lorsqu'un coup de vent glacial s'abat sur nous, et me sort brutalement de mon "ailleurs"!

J'entends Brice me dire que nous passons sous l'orage, et en effet, le ciel s'illumine maintenant juste au-dessus de nous. Je vois un éclair immense tomber dans la mer sur notre droite, à une centaine de mètres. Je m'exclame. Brice ne l'a pas vu. Ça sent le pétard mouillé... Et il commence à pleuvoir. En quelques secondes, nous sommes trempés. Brice nous demande de descendre dans le carré. Le temps de régler le pilote, de vérifier les voiles et de prendre la tablette, Brice nous rejoint dans le bateau. Nous fermons complètement l'accès à la descente et tout est déjà bien mouillé en bas. Chaussures et pantalons trempés, vestes de quart ruisselantes, ça secoue à l'intérieur. Plusieurs objets jonchent le sol, nous n'avions pas prévu autant de houle...


L'atmosphère est vite étouffante, et renforce mon mal de mer. De l'intérieur, nous entendons la pluie grêleuse battre le pont, et à travers les hublots, les flashs continuent à rythmer cette nouvelle étape de notre traversée, plus puissants encore, juste au-dessus de nos têtes. Bizarrement, je me sens très calme. Je sais qu'il n'y a plus rien à faire qu'attendre pour le moment; Savitri est notre armure. Alors je m'assois à côté de Loup... et je cours régulièrement vomir dans l'évier de la cuisine! C'est un rituel comme un autre, je n'y prête plus attention! Loup a l'air tendu. Je l'entends dire d'un air consterné: "J'espère qu'on va s'en sortir"... Je mesure alors son inquiétude. Je n'arrive pas à lui répondre, je suis accrochée à mon évier! J'entends que Brice plaisante, dédramatise, tout va bien.


Brice colle régulièrement la tablette GPS contre le capot de la descente pour avoir un peu de connexion et vérifier que notre cher pilote tient le cap! Je ne suis pas inquiète de croiser la route d'un autre bateau, depuis le début de la traversée, nous n'en n'avons pas vu un seul. Je ne sais pas combien de temps nous passons à l'intérieur du bateau et de la toumente... je me souviens seulement que Brice ressort en premier: "C'est bon, on est passé, l'orage est derrière nous!!" Je le sens soulagé, presque joyeux.


Enfin...!!! Soulagement et gratitude... Nous nous sommes beaucoup déroutés, mais nous avons retrouvé le calme!


Loup retourne se coucher. Marceau dort toujours. Je suis épuisée. Brice me propose de dormir une heure ou deux; il préfère rester en veille. Je m'écroule sur une banquette du carré et lorsque j'ouvre les yeux quelques heures plus tard, il fait jour! Quel bonheur!


Je file relayer Brice qui n'a pas dormi depuis des heures. Il me règle le pilote, et je reste seule au cockpit à surveiller la mer. C'est le calme après la tempête. Et j'ai cette petite phrase culte idiote qui me trotte dans la tête "il ne peut plus rien nous arriver d'affreux maintenant!!" Je souris.

Le vent est presque tombé, et il reste une petite houle qui balance Savitri. Je suis tranquille, encore dans les brumes du sommeil. Je vois que le vent ralentit, que notre vitesse frôle le sur place... Nous avançons entre un et deux nœuds. D'ordinaire, en dessous de 2 nœuds quand je suis seule, je démarre le moteur. Mais je me dis que ce n'est pas nécessaire, que le silence est tellement reposant, et que peu importe si on met des heures à arriver, après ce qu'on vient de traverser, ça n'a aucune importance... Je ne pense plus qu'il faut que le bateau reste manœuvrant.


Et puis le vent chute encore, Savitri passe sous les 1 nœuds, et le pilote perd le cap... Le génois passe à contre, je sens que Savitri amorce un tour sur lui-même. Il n'y aurait aucune raison de paniquer en réalité, mais seule au cockpit, je suis encore prompte à m'inquiéter, et la fatigue aidant, je perds mes moyens! Je veux reprendre la barre mais je n'arrive pas à désenclencher Jean-Marc (le pilote!), qui a déjà viré de bord... J'interpelle Marceau, premier levé depuis quelques minutes... "Va vite cherche ton papa!"


Le temps que Brice arrive Savitri est à l'arrêt, balotté par la houle. Je suis tout à fait réveillée maintenant et consternée par la situation. Brice démarre immédiatement le moteur. J'enclenche la marche avant, et un bruit de frottement très net se fait entendre, comme si une pièce du moteur claquait et allait lâcher. Ça semble venir de l'arrière du moteur. Je file dans la cale moteur, le bruit y est beaucoup plus fort, mais je ne vois rien de significatif. Brice passe au point mort, le bruit cesse. Marche avant ça recommence. Point mort, ça s'arrête, marche arrière, ça recommence, avec un son légèrement différent. La perspective d'une panne moteur si loin des côtes me tétanise littéralement.


Quand soudain, Marceau se met à hurler... "Mes lignes de traîne sont prises dans l'hélice... j'ai tout perdu...!!


Ça ne fait qu'un tour dans notre tête, tout est évident maintenant, autant que décourageant...


Nous plions habituellement les 2 lignes de traîne la nuit mais l'orage a pris toute notre attention... et elles ont passé la nuit dehors, à attendre de pêcher ces hypothétiques poissons dont Marceau rêve... pour l'instant assez inaccessibles, à part pour cet unique magnifique thon pêché sur la traversée Sardaigne / Sicile... qui à lui seul a renourri l'espoir pour Marceau d'en voir jaillir un nouveau hors des flots!


Le diagnostic rapide de Marceau est imparable, autant que désespérant... Je n'avais pas imaginé une seule seconde que les lignes de traîne puissent représenter un tel danger pour le moteur lorsque le bateau s'arrête... Elles sont maintenant sectionnées à leur base, et c'est plus de deux fois 25 mètres de fil nylon très épais et résistant, qui est entortillé sous le bateau.


Ma panique grandit, la colère de Brice dans le même temps... Je l'entends pester... La situation est grotesque... nous sommes maintenant en pleine mer, plus de vent, une houle qui nous secoue par le travers, avec l'impossibilité d'utiliser le moteur... Nous n'arriverons donc jamais...? Je suis atterrée, la fatigue des dernières heures, le mal de mer, la côte encore si loin, Savitri comme un bouchon sur l'eau, la perspective de ne pas avoir de moteur en cas d'urgence ou de nouveau coup dur, aucune possibilité de rendre la bateau manœuvrant si le vent ne reprend pas, des heures et des heures à attendre une hypothétique arrivée si le vent ne reprend pas... tout ça s'empile et vient ajouter à l'atmosphère électrique qui règne à bord... Loup se réveille en entendant nos cris de tergiversation sur la conduite à tenir... Autant nous étions restés étonnamment calmes pendant l'orage, autant cette nouvelle situation nous plonge dans une forme de désespoir... C'est donc si inatteignable la Grèce.


Brice me dit: Il ne me reste plus qu'à plonger, et vite, avant que le vent ne se lève!" Cette seule perspective me glace, mais je sens bien qu'il n'y a pas d'autre solution...

Alors je ne réfléchis plus, et je m'active au plus vite pour aider Brice à s'équiper. En quelques instants, les voiles sont affalées, le moteur coupé, Brice en maillot de bain, avec son masque et ses palmes, un bout amarré à l'arrière du bateau pour que Brice puisse retrouver le bateau, Strada attachée à l'avant pour éviter qu'elle ne rejoigne Brice dans l'eau. Loup et Marceau m'aident dans le calme.


Il faut couper ces fils de traîne. Je sais qu'il y en a beaucoup, et que l'entreprise est hardie. Pour l'instant, Savitri est gentiment à la dérive, il faut que ça se maintienne. Ce qui m'inquiète, ce sont les vagues qui font claquer les bouchains dans l'eau. Je sais que Brice peut s'en prendre un coup sur la tête... le bateau est en acier... les choses peuvent aller vite...

Brice est déjà dans l'eau, et je le vois disparaître. Je sais qu'il tient l'apnée longtemps mais ces moments sans le voir sont angoissants. Loup, Marceau et moi sommes au-dessus de lui, silencieux, les yeux rivés sur la surface de l'eau, attendant de le voir réapparaître. Et le voilà. Il me tend le couteau inox qui ne parvient pas à couper les fils. Je veux lui donner la petite paire de ciseaux chirurgicaux laissée par mon frérot, je sais qu'ils coupent très bien, mais Brice refuse et veut les ciseaux de cuisine. Nouveau plongeon, Brice remonte avec les ciseaux cassés en deux. Pas d'autre solution, il prend la mini paire de ciseaux chirurgicaux. Il ne dit plus rien, ça a l'air de fonctionner.


Nous le voyons disparaître et réapparaître un nombre incalculable de fois, on n'ose rien dire, on est en apnée comme lui. On attend, on espère que la pelote en bas se dénoue... libérant ainsi l'hélice et l'arbre et nous sortant de cette situation folle et absurde... Je repense aux éclairs et aux flashs de la nuit. A nouveau, cet événement nous plonge dans une cadence intérieure mouvementée, rythmée comme ces respirations profondes que Brice prend avant de plonger. Visible et invisible, mouvement immuable de la vie. Engageant nos esprits mais nos corps aussi...

La chance est avec nous finalement, le vent ne se lève pas. Et Brice assure sa mission jusqu'au bout. Il remonte grelottant, nous dit juste: "c'est bon". Je redémarre le moteur, et c'est reparti!! J'admire son courage, sa ténacité et son endurance. J'aurais été bien incapable de plonger ainsi aussi si longtemps sous le bateau. Je suis si heureuse qu'il ait réussi à couper tous ces fils... comme après une nouvelle épreuve, nous repartons légers et joyeux, pleins de cette gratitude immense de pouvoir poursuivre cette grande traversée.


Brice décide de rester avec nous au cockpit jusqu'à l'arrivée... comme ça, juste au cas où!!




La suite de la traversée se fait douce, et lorsque nous voyons enfin se dessiner la terre Grecque... nos cœurs s'emplissent d'une émotion immense...

Cet inaccessible est là... On l'a fait...!!! On y est!! La Grèce, si belle, si mystérieuse, si lointaine nous accueille enfin!!


Nous devions arriver au saut de Leucade, on le devine au lointain, mais nous arrivons sur Keffalonia. J'avais repéré un mouillage qui semblait agréable au nord de l'île: La baie d'Atheros. C'est un écrin de verdure et de roches, où l'on entend seulement l'eau, le vent, et le bêlement de quelques chèvres. Ce grand calme, cette nature puissante forcent le respect. Nous sommes heureux que ce lieu soit notre chez nous pour une nuit.


La fatigue est telle que nous n'avons même pas réellement pris de photos du lieu.




Sur la plage, une petite taverne locale. Lorsque nous rejoignons Strada qui a sauté à l'eau avant nous, elle a déjà fait la connaissance du fils des patrons de la taverne. Marceau peut passer la soirée à jouer avec lui, et Strada avec son chiot qu'il nous présente!


Nous sommes assis à cette taverne avec cette impression étonnante de flottement. Comme si nous vivions un rêve totalement éveillé... La soirée est baignée de cette atmosphère si rare... Nous voici en Grèce, la deuxième partie de notre périple commence!




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3件のコメント

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不明なメンバー
2022年10月25日

Tes mots, tes lignes, ma couz, me font venir les larmes aux yeux 😭 Heureusement que je sais que vous êtes sains et saufs, sortis victorieux grâce à Dieu de ces terribles épreuves, il n’empêche, je m’imagine ce que cela a été et j’en frémis rétrospectivement. Vous, petit équipage si courageux, vous l’avez bien gagnée cette terre grecque 🤩😍 Que les dieux grecs soient avec vous encore et toujours 💖💕💕

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不明なメンバー
2022年10月19日

Vraiment emportés avec vous dans l'Aventure et très émus par le récit ....On est avec vous de bout en bout et heureux de cette force qui vous anime...

Merci...

et aussi d'avoir pu nous faire sourire et rire dans ces circonstances !

😍😘

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不明なメンバー
2022年10月18日

tellement heureux de vous lire et de voir que vous vous sortez victorieux de toutes ces aventures de ouf ! vous êtes en pleine odyssée ;) bisous mes chéris

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