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La Grèce ça se mérite ! Part two



Le ciel au Nord flashe frénétiquement dans un déluge de décharges électriques dont certaines touchent la mer, illuminant la nuit à la façon d'un jour crépusculaire. Tout en silence, fascinant, le spectacle est à la fois splendide et terrifiant. Parfois une accalmie soudaine éteint le ciel, mais n'offre aucun répit car le continuum des éclairs reprend presque aussitôt.

Si le vent reste stable et modéré autour des 15kts, la mer est devenue peu à peu agitée, signe que la tourmente se rapproche de nous. Nous décidons de préparer le bateau à un « mauvais coup ». Isis et moi affalons la grand voile et le génois et renvoyons la trinquette génoise et la trinquette bômée seules. La manœuvre m'éprouve énormément, je suis toujours en étau, en proie aux doutes et aux angoisses. Heureusement, Isis demeure assez vaillante pour apporter l'énergie nécessaire et nous pouvons assez rapidement retourner au cockpit, bientôt rejoints par Loup qui a été réveillé par le bruit des manœuvres.

Nous restons tous les trois les yeux rivés au Nord. Par moment, le rythme épileptique des éclairs hache nos visions comme le ferait un stroboscope de discothèque. Nous demeurons fascinés, ébahis.

J’essaie de me convaincre que l'orage ne s'approche pas vraiment de nous … sans y parvenir évidemment. Le temps en mer est long autant que les mouvements sont lents. Ce qui laisse à l’œil trop d'espace pour s'habituer aux distances et aux mouvements, rendant leurs évaluations laborieuses.

Entre deux séries d'éclairs au nord, il me semble percevoir une lueur à l'Est, presque en dehors de mon champ de vision. Je pose mon regard dans la direction, délaissant quelques instants le spectacle du Nord. Les nuages, à l'Est, réfléchissent la lumière de l'orage au Nord, mais ce que j'ai vu, ou cru voir, était plus intense qu'un « simple » reflet. J'ai envie de détourner le regard comme pour effacer ce que je pressens, mais je me force à garder mon regard pointé sur l'Est. Un temps. Les nuages s'illuminent à plusieurs reprises sous l'effet des coups de stroboscopes du Nord. Puis trois éclairs très nets strillent sans bruit depuis les nuages et dardent la surface des flots. Il y a un deuxième orage naissant à l'Est, sur notre route cette fois-ci.



Notre trace fuyant les orages

Je me tourne vers le Nord, l'orage de ce côté semble avoir bondi sur Savitri, courroucé. Une ultime bouffée d'angoisse me traverse. Je sais ce qui se trame sous un orage ; les vents violents tourbillonnants, les précipitations capables d'aplanir la houle, les trombes qui couchent les bateaux qu'elles happent, les éclairs qui peuvent frapper le mât ... Je ne veux pas faire vivre ça à ma famille. Je ne sais pas à ce moment, comment faire face à la situation, comment garantir leur sécurité et l'intégrité de Savitri. Le poids de la responsabilité est écrasant. J'en arrive même à regretter ce voyage, cette idée idiote. Donnant pour un instant la part belle aux rares prêcheurs de désespoirs, qui, avant notre départ, avaient prophétisés les pires déboires espérant nous voir renoncer à notre projet. Il me faut une énergie considérable pour m'arracher à cette torpeur et prendre la seule décision qui semble cohérente à ce moment-là : refuser de vivre ça.

Nous faisons donc demi-tour à 180°, moteur en marche. Isis et Loup s'activent parfaitement et la manœuvre est impeccable. Mes doutes et angoisses s’évanouissent instantanément, comme si je changeais de bord moi aussi, passant en mode veille active et attentive, mon esprit redevient combatif.


L'orage naissant devant nous se retrouve derrière et celui du Nord passe de bâbord à tribord. Je me rends compte que ce devant quoi nous fuyons depuis plusieurs heures est un titan. Il doit culminer à mille mètres, son chapeau boursouflé éclatant de blancheur dans l’épilepsie des éclairs avec de larges bras noirs couvrant le ciel jusqu'au-dessus du mât. Un de ces phénomènes qui vous rappelle sans détour le sens du mot humilité. Seul point rassurant, nous faisons maintenant route vers un ciel étoilé, un peu loin devant, mais étoilé … La question désormais est de savoir si nous allons passer. C'est à dire avancer suffisamment vers l'Ouest pour que le titan passe derrière nous.





Et, de fait, il semble que le grésillement sourd de lumière bascule lentement vers la poupe. Au fil du temps, je commence à envisager la suite de la stratégie ; piquer progressivement vers le Nord pour le contourner, le laisser passer et reprendre ensuite notre cap initial. Le vent Sud Sud Est, nous pousse correctement et avec l'appui moteur nous gardons une allure correcte (4kts). Je commence donc à infléchir vers le Nord d'une première tranche de 10°.

Un temps, que je ne suis pas capable d'estimer, s'écoule alors que nous commençons à contourner l'orage quand de nouveaux éclairs brillent sur tribord devant nous. Une troisième cellule orageuse est en train de naître sur notre route. J'annule les degrés pris vers le Nord et reviens à l'ouest espérant l'éviter. Mais c'est peine perdue, la cellule s'approche drastiquement. Nous n'aurons pas d'autre choix que de passer au travers. Son activité électrique augmentant me permet d'estimer la position de son épicentre. Je garde mon cap le temps de voir ce dernier suffisamment avancé sur notre tribord. Peut-être arriverons nous à traverser sous la « queue du monstre »...





Je commence à arrondir notre trajectoire vers le Nord. Le ciel au-dessus de nous redevient noir. Adieu étoiles bienveillantes. Au loin, une bande claire apparaît au ras de l'eau, illuminée par les salves de foudre. Ce peut être le ciel dégagé d'après l'orage, ce peut être le grain dessous … Je serre encore vers le Nord. Au bout d'un autre moment, il me semble que l'épicentre de la troisième cellule est passé nettement sur notre tribord, la bande claire s'est agrandie et gagne en hauteur depuis la mer sur la noirceur des nuages. Le moment est venu de piquer vers le Nord. La mer a encore gonflé, nous sommes pas mal ballotés. A présent calme et déterminé, je triangule mon attention de la bande claire devant nous à l'épicentre orageux très proche à tribord, en passant par les instruments ; vitesse du vent, du bateau et direction donnée par le traceur gps. Une lueur plus vive scintille sur ma droite, instantanément Isis m'interpelle : « Tu l'as vu celui-là ? »


  • Non, quoi ?

  • L'éclair qui vient de tomber là, à 100m !

  • Non ... merde …

  • Ça sent le pétard mouillé ! Tu sens pas !


Non, je ne sens rien. Mon cerveau doit occulter certains sens. Je regarde autour de nous pour voir si ça se reproduit, mais rien ne se passe. Et très soudainement, en l'espace de quelques secondes, le vent tourne, passant du Sud Est au Nord Est, et se rafraîchit considérablement. On croirait qu'un climatiseur géant vient d'être mis en route. C'est le signal ; nous entrons sous l'orage. La bande claire devant nous est maintenant très proche, et ce n'est pas le ciel d'après, mais bien le front de pluie et de grêle qui s'avance. Je demande à Isis et Loup de se préparer à descendre dans le carré tandis que j'ajuste le cap bien au Nord, et vérifie le réglage des deux trinquettes, avant d'enclencher Jean Marc, le pilote automatique (oui parce que Jean Marc Barr (e)!) en priant pour qu'il arrive à tenir le cap. Dans l'intervalle Isis a mis le plexiglas en place, nous allons pouvoir fermer la descente quand la pluie arrivera. Et elle ne tarde pas, grêleuse et dense dès le début. Isis et Loup descendent pendant que je détache la tablette gps de son support. Le temps que je les rejoigne ma veste de quart est ruisselante. Je ferme le capot.

A l'intérieur, Nous faisons un brin de rangement rapide, la houle de travers a fait basculer l'intégralité de la table à carte sur le plancher ; livre de bord, cartes, règle et crayons jonchent le sol, même le routeur wifi. Nous dispatchons les choses au hasard des équipés. Le bateau bouge fortement, mais je ne me sens pas atteint. Mes pensées sont tournées vers les gestes essentiels que je risque d'avoir à effectuer. Loup est assis sur le banc tribord du carré, il a l'air inquiet. Isis navigue entre le plan de travail de la cuisine et l'évier où elle expurge son mal de mer à intervalles réguliers.

Je reste attentif au régime du moteur qui doit rester identique, ne donner aucun signe de faiblesse, jette un œil sur les interrupteurs des deux pompes de vidange de cale en cas d'entrée d'eau importante. Dehors, le vent a l'air de forcir, la bôme de trinquette est secouée violemment, elle frappe le roof au-dessus de nos têtes, la pluie et la grêle frappent toute la surface du pont. Le signal gps ne passe pas à l'intérieur de Savitri en raison de sa structure en acier, aussi je dois placer la tablette sous le capot pour savoir si Jean Marc tient bon. Il a légèrement dévié sur bâbord, certainement poussé par les rafales qui s’abattent sur nous, mais le cap reste cohérent, suffisamment vers le Nord pour nous permettre de passer. Un temps je songe qu'il va falloir que je demande à l'équipage d'enlever les gilets de sauvetage et de les garder en main. C'est une précaution nécessaire au cas où l'eau viendrait à envahir le bateau. Un gilet automatique gonflé peut vous empêcher de sortir … Je me dis aussi qu'il va falloir réveiller Marceau qui dort comme un loir dans la cabine avant. Il est important de préciser qu'à aucun moment nous ne paniquons. Ces pensées s'imposent pour le cas où … Je vérifie plusieurs fois le cap que nous propose Jean Marc, toujours un peu sur bâbord mais pas si mal. Isis et Loup sont assis côte à côte sur le banc et de sa voix muante, Loup nous lâche un désolé : « J'espère qu'on va s'en sortir ! » comme s'il était plus embêté pour nous que pour quoi que ce soit d'autre. Je lui souris, sa candeur me fait un bien énorme ; « Bien sûr qu'on va s'en sortir ! » dis-je en riant. Et mon grand bonhomme reçoit la première ration de fleurs de Bach de sa vie. Et puis la houle se calme brusquement, Savitri se met à naviguer bien à plat, le moteur continue de ronfler à égale cadence. Nous sommes sans doute juste en dessous du monstre. Par chance les vents ne semblent pas se déchainer, seules la pluie et la grêle continuent de marteler le pont tandis que les éclairs vibrionnent à travers les hublots et le plexi ruisselants.




Notre trace sur toute la traversée


Dix minutes après, les précipitations cessent. Nous remontons au cockpit. Devant nous, à quelques centaines de mètres, une ligne très nette où s'arrêtent les nuages laisse place à un ciel pur et étoilé, la grande ourse enfin ! Et derrière nous, le géant électrique continue d'éructer ses rayons. Nous sommes passés au travers. Mais comme pour ne pas nous laisser la part trop belle, une grosse houle se lève par le nord-ouest, plus de deux mètres au bas mot, et se met à chahuter Savitri. Le vent qui souffle toujours Nord Est nous contraint à rester dans le travers des vagues, nous obligeant dans une allure très inconfortable. Mais le temps passant, nous nous éloignons de la tourmente et le vent tend à revenir vers l'Est, nous allons pouvoir lentement reprendre notre cap vers la Grèce. L'orage, désormais positionné sur notre tribord arrière, s'éloigne. Une quatrième cellule commence à se former à sa suite, derrière nous, mais elle ne m'inquiète pas le moins du monde, je sais qu'elle va faire route au Sud Est, suivant sa grande sœur. Nous longeons la ligne de front orageux très nette, il est 4h30 du matin, et la lune fait enfin son entrée en scène, émergeant au-dessus de la ligne des nuages pour nous rejoindre du côté des étoiles. Je ne peux m'empêcher de lui crier : « Lune ! Je t'aime ! » tant son retour à nos yeux est signe d’apaisement.

J'insiste pour qu'Isis aille se reposer en premier car je veux rester dehors pour m'assurer que les orages s'éloignent et suis résolu à y rester jusqu'à ne plus les voir briller. Je reste donc seul au cockpit empli d'une joie étrange, désuète, presque infantile à contempler le titan s’éloigner lentement et à nous sentir vivants, tellement vivants. Une joie pleine de gratitude pour ce qui aura finalement peut-être été une sorte de "salut de l'Olympe". Je me répète ma phrase « mantra » tirée de Zorbas de Nikos Kazantzaki :


« Ζήσε τη ζωή. Και ας πεθάνει ο θάνατος» - « Vive la vie et que meure la mort ».





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2 Comments

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Unknown member
Sep 30, 2022

Messine à côté, c’est du pipi de chat 😂 🤣 On entend bien rugir les monstres😱 Les sinuosités de votre trace sont éloquentes 😰

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Unknown member
Sep 27, 2022

Jamais vu d'orages si impressionnants les vidéos sont tellement effrayantes et le récit nous tient haletants!

Quel courage et quel cran !!

Bravo !

Merci pour ce partage!

Bises admiratives et soulagées!

MOMOPOPO

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